En attendant 2023 (part 1)

En attendant 2023 et la poursuite de la lente dégringolade de la prise en charge des soins sur notre territoire comme sur le reste du pays, il est temps de regarder dans la lorgnette de l’association du Pôle Santé des Bastides ce que cette année aura produit dans l’intérêt de son objet.

Il est temps, parce que le PSB s’exprime trop peu sur son activité de fond, en dehors de ses AG et de ses rares conférences.

Les années Covid sont bien sur passées par là pour casser des élans et le tic-tac d’une bombe à retardement couvre de plus en plus le bruit de ses quelques actions encore  utiles.

En attendant 2023, je vous propose réflexions et humeurs autour de quelques évènements de l’année.

Part.1 – Rencontre CCLA – médecins généralistes

Dans le cadre de sa compétence « santé », la Communauté de Commune Landes Armagnac a souhaité rencontrer les médecins généralistes du territoires pour explorer toutes les pistes qui permettraient de pérenniser l’offre de soins et alléger la charge de travail des professionnels de santé du secteur.


Il se passe hélas rarement grand chose dans ces rencontres, en dehors de discussions creuses mais sans cesse renouvelées sur les erreurs du passé, sur les urgences du présent et sur les inquiétudes d’un futur de plus en plus proches que nos gouvernances ne savent pour l’heure combattre qu’en inventant de nouveaux chargés de missions spéciales attractivité territoire santé, que nos gouvernances ne savent affronter qu’en pariant davantage sur des communicants et des promoteurs de soins que sur les producteurs de soins eux-même.


Cette rencontre a eu lieu le 16 mai dernier dans la salle du CIASS de Labastide d’Armagnac (cf lettre d’invitation). Six des neufs médecins du territoire étaient présents. Elle n’a été à ma connaissance suivie d’aucun compte rendu public. 

Ce soir là pourtant, au décours du témoignage de l’épuisement de beaucoup des soignants présents, il s’est produit un évènement remarquable pendant cette rencontre : un consensus, que dis-je, une unanimité, de ses participants, élus et médecins, pour valider l’idée de travailler ensemble, dans l’urgence de la situation, sur l’hypothèse d’un salariat de tous les médecins du territoire pour qu’à la clé, le confort de travail, la réduction du temps de travail et la flexibilité de ce nouveau mode d’exercice permettent l’attractivité d’éléments extérieurs pour aider, conserver et pérenniser l’activité du soin primaire sur la CCLA.

Les médecins se sont engagés à fournir toutes les données susceptibles de construire l’hypothèse ambitieuse et les représentants de la CCLA se sont engagés à en vérifier la faisabilité.

Les échanges de courriels qui ont suivi cette rencontre ont ainsi permis la construction d’un tableau synthétique que chaque médecin a accepté de remplir pour sa part en toute transparence.

Beaucoup d’informations utiles sont ressorties de ce tableau, ont permis une prise de conscience et une visibilité de la charge de travail des médecins généralistes du territoire et par voie de conséquence permettront des projections réalistes sur le paysage sanitaire à venir.

A six mois de cette rencontre et de la fourniture de ces données par les médecins, aucun retour n’a pour l’instant été fait par les représentants de la communauté des communes. Il semblerait, me souffle-t-on dans le casque, et d’après le compte rendu de rencontre entre CCLA et MSP de GABARRET le 4 novembre dernier, que la CCLA aurait abandonnée cette solution inadaptée au nombre de médecins actuels et insupportable financièrement au profit du recours à un cabinet de recrutement afin d’accueillir des médecins étrangers

Il me semble donc légitime que la population s’approprie elle-même l’ensemble de ces informations, les jaugent et les jugent à l’aune de ses propres besoins.

Voici le tableau (cliquez sur l »image pour l’agrandir) :  

Ce tableau a été construit en collectant auprès des 9 médecins sur l’année précédente : 

– leur nombre d’actes de soins par an (à partir de leur RIAP respectifs – Relevé Individuel d’Activité Professionnelle – qui est un document fiscal de référence)

– leur nombre d’heures de temps de travail par semaine, estimé à partir des agendas personnels et des amplitudes horaires de disponibilité

– le nombre d’heures de temps de travail de l’interne associé à certains de nos cabinets

– le nombre moyen d’actes par heure par médecin 

On entend par nombre d’actes la somme du nombre des consultations et des visites à domicile réalisées par an ou par heure.

En 2021, 57 563 actes ont été réalisés par les 9 médecins et l’interne de la CCLA.

Il se peut que ce chiffre soit sous évalué de 10% à cause des actes gratuits  que les médecins pratiquent souvent de manière volontaire ou contrainte (préparer un courrier, une ordonnance, un examen, sans voir le patient). 10% correspond bon an mal an à 10 actes gratuits par semaine par médecin pendant 1 an, ce qui est peut être même en deçà de la réalité : ces 5 à 6000 actes gratuits correspondent à la moyenne du nombre d’actes médicaux produit par un médecin généraliste lambda.

On entend par nombre d’heures tous les temps dédiés au soin, qu’il soit, comme on le compte à l’hôpital, un temps clinique (voir un patient, l’examiner ou lui parler au téléphone ou en téléconsultation) ou un temps non clinique (écrire une lettre à un confrère, remplir un document administratif, se former ou s’informer, participer à des réunions pluri-professionnelles obligatoires ou non, faire de la comptabilité, participer à des réunions avec des élus pour préparer l’avenir…)

Sans préjuger des capacités ou des différences de travail de chaque médecin (à cause des âges différents, du temps que chacun décide ou non de passer avec ses patients, du choix ou non de faire des visites à domicile, de l’organisation horaire de leurs agendas, de l’existence ou non d’un secrétariat ou d’assistantes médicales, etc), ces données brutes annoncent une catastrophe qui ne se dit pas et les chiffres rébarbatifs voire dérangeants qui en sont extraits vont permettre de discuter de la faisabilité de ce projet.

Tentons quelques analyses.

De quelle catastrophe parle-t-on ?

A l’heure actuelle, 9 médecins et 1 interne réalisent donc 57 563 actes.

Réglons tout de suite son sort à l’interne : 

Etudiant en fin de formation, l’interne dépend d’un département de médecine générale qui le salarie, lui permet théoriquement de faire au moins 20 actes par jour sur trois à quatre jours par semaine, déduction faite de ses 15 jours de congés sur ses 6 mois de stage. Il y a en principe 2 internes par an.

Sur la CCLA, il consacre sur ces 6 mois de stages une à deux journées par semaine par médecin maître de stage universitaire (MSU) selon que ces MSU soit 2 ou 3, soit environ 20 actes x 3 x 24 semaines par an, soit 1440 actes.

Deux internes par an produisent donc d’environ 2880 actes par an sur notre MSP.

Sur les 57563 actes annuels pratiqués sur la CCLA, 5% sont donc pris en charge actuellement par un étudiant. S’il y avait 2 internes par stage, comme c’est le cas dans certains territoires, ils produiraient 5760 actes par an, soit l’activité d’un seul médecin. Sur d’autres territoires, il n’y en a aucun. Et sur d’autres territoires encore, un seul interne produit autant d’actes médicaux qu’un médecin moyen déjà installé…

54683 actes (57563 – 2880) sont donc actuellement réalisés par 9 médecins, soit une moyenne de 6075 actes par médecin

Si on partait de l’idée de répartir un peu mieux le travail entre tous les médecins du territoire (dans notre tableau, le nombre d’acte varie de 3000 à 8000 actes selon le médecin), la quantité de travail resterait énorme pour chacun : le nombre idéal moyen pour une pratique et un soin de qualité étant estimée à 4500 actes environ par an selon le rapport de l’ISNAR (syndicat des étudiants en médecine générale), ces 6075 actes par an sont toujours plus de 40% de travail que cette norme.

Si un médecin part en fin d’année et n’est pas remplacé, cette moyenne passera à 6835 actes. Si ce sont deux médecins, la moyenne passera à 7811 actes. Si ce sont trois médecins, elle passera à 9113 actes, soit 100% de plus que la norme d’une pratique de qualité.

Sur l’hypothèse plausible de 3 médecins en moins en 2023, et si on partait de l’idée de tendre vers une pratique de qualité pour le bon soin des gens et pour une certaine attractivité des professionnels, il faudrait donc répartir l’accès au soin de la population de sorte qu’un acte sur deux soit rejeté, refoulé, différé, refusé, délégué, régulé.

Sur l’hypothèse tout aussi plausible d’un ou deux nouveaux médecins en moins en 2024, sans remplacement des 3 médecins partis l’année d’avant, on voit bien dans quel cauchemar un coordonnateur de soins s’enfoncera pour que les 4 ou 5 médecins restant gèrent chacun 10935 à 13668 actes médicaux par an, soit 2,5 à 3 fois plus d’actes que la zone de confort théorique d’un bon soin dans l’état actuel de la pratique de la médecine générale dans notre pays (je reviendrais sur cette idée de confort dans la troisième partie de cette série).

Si ces deux variables de fonctionnement que sont le nombre de soignants et le nombre d’actes médicaux atteignent à un moment donné une limite de  supportabilité, c’est parce que la part de la population à qui sont destinés ces soins est elle-même un nombre considéré comme invariant (voire augmentant).

Si nous en restons à cette certitude, c’est bien une catastrophe qui s’annonce.

Est-ce que ce projet de salariat est viable ?

Nous partons du constat de la recherche d’un confort de travail pour que les médecins en place puissent continuer à exercer face à la suractivité galopante en actes, en heures, en travail non clinique, etc.

Nous partons aussi du constant de la concurrence permanente « déloyale » de l’attractivité du confort salarial proposé par des hôpitaux, des administrations, des caisses de sécu, etc, face à la gestion ingrate d’une activité libérale (gérer son urssaf, sa caisse de retraite, ses assurances privées, budgétiser ses congés, ses remplacements, son outil de travail, etc).

Nous partons enfin du constat de l’attractivité du salariat pour des jeunes (aspiration de plus en plus marquée dans leurs desiderata) mais aussi des moins jeunes (recherche de collaboration, de temps partiel, avec flexibilité et disponibilité plus facile).

Ce projet de salariat consisterait en : 

  • un salariat des médecins par la CCLA sur la base de discussion de 35 h par semaine rémunérées en référence aux grilles salariales hospitalières des praticiens hospitaliers ou des médecins conseil de la sécu, ce qui porterait un salaire moyen autour de 6000 € net
  • généralisé à tous les médecins de la CCLA pour éviter de générer une suractivité non voulue chez ceux qui resteraient libéraux (une formule mixte n’est pas exclue)
  • dont une grande partie du budget proviendrait de la production des soins eux même par captation des recettes  (patients, secu) des praticiens par la CCLA

La réduction du temps de travail pose déjà un problème : 550 heures hebdomadaires étant produites par les médecins de la CCLA, pour une moyenne hebdomadaire de plus de 60 heures, il faudrait donc au moins 15 médecins pour que chacun puisse pratiquer seulement 35 h par semaine (550 / 35).

En l’état actuel, il manquerait 6 médecins. Si un médecin s’en va l’an prochain, il en faudrait 7 de plus. S’il en part 2, il en faudrait 8 de plus. Etc. 

Dans cette période critique de manque flagrant d’effectifs médicaux, il parait impossible d’apporter un confort horaire aux médecins restant si on en reste au nombre d’actes actuels et si on recherche une équité entre tous.

Comme le tableur exprime un nombre de consultations et de visites dont on connait la valeur (25 euros par consultation et 35 à 50 par visites en fonction de la distance) mais n’exprime pas les autres revenus perçus par les médecins, en particulier ceux provenant de forfaits payés par les caisses de sécurité sociale, il est donc nécessaire de connaitre les recettes totales que génèrent l’activité de chaque médecin pour mettre la bonne valeur sur les actes comptés comme indicateur d’activité et pouvoir ainsi budgétiser un tel projet.

Il est toujours très compliqué dans notre pays, dans notre culture et nos modes de pensée, de savoir ce que gagnent précisément les gens. C’est toujours plus facile de connaitre le revenu des ouvriers que celui des cadres ou des dirigeants de l’usine dans laquelle tous travaillent. 

Il en va de même des revenus d’un médecin, libéral ou non.« `

Au Pôle Santé des Bastides, c’est plus simple : les chiffres d’affaires bruts des professionnels de soins qui participent au projet de santé de l’association sont statutairement publiés tous les ans, chaque fois qu’ils servent de référence au calcul d’une clé de répartition pour calculer les frais de participation de chacun au fonctionnement de leur MSP.

On trouve les chiffres sur cette page (cliquez sur clé de répartition).

Ainsi pour l’année 2022, les Dr SILLET et moi-même avons produit un chiffre d’affaire de 275 299 € (118 778 € pour le Dr SILLET et 156 521 € pour moi).

En 2021, il était de 221 372 €.

Si j’y rajoute les 15 600 € que mon interne aurait pu produire si je lui demandais de faire payer les actes qu’il prodigue sous ma surveillance (624 actes x 25 € de consultation), ce chiffre d’affaire serait donc de 237 000 € environ. A trois, nous avons (cf le tableau) réalisé 8459 actes. Nos actes ont donc une valeur moyenne de 28 € chacun.

Etant tous les deux dans la moyenne basse d’activité des 9 médecins du territoire, on peut supposer que cette valeur moyenne est plus proche de 31 ou 32 € pour l’ensemble du groupe (à confirmer avec les vrais chiffres bien sur). 

Extrapolé aux 57563 actes effectués sur tout le territoire pendant l’année, on peut donc penser que le chiffre d’affaire global généré actuellement par tous les médecins de la CCLA se situe autour de 1 800 000 € (57 563 x 32 €).

La faisabilité du projet, en terme de prise de risque pour des financeurs de la CCLA, parait donc crédibilisée par de tels chiffres.

Extrapolé au coût d’un médecin salarié (salaire net 6000 €+ charges 4000 €), on peut donc penser que cette somme est suffisante pour payer chaque année 15 médecins : un salaire mensuel brut de 10 000 € x 12 mois x 15 médecins fait justement 1 800 000 €.

Ramené aux seuls 9 médecins, voire moins, l’hypothèse d’un salariat n’est donc pas un pari hasardeux. Elle doit simplement oser se confronter à la réalité de l’activité libérale des médecins du terrain dont la budgétisation de leur outil de travail est une part énorme de leurs dépenses, en plus de celles générées directement par les soins. Pour cela, il faut qu’elle se confronte à la réalité de revenus réels, c’est-à-dire net, des médecins généralistes.

A titre d’illustration de cette réalité, j’ai donc transmis à la CCLA ma « 2035 », document fiscal de référence dans lequel un médecin doit écrire chaque année son chiffre d’affaire brut, toutes ses dépenses professionnelles et son bénéfice net.
Si mon chiffre d’affaire est connu et publié (cf ci dessus), mes dépenses et mon bénéfice net le sont désormais ci dessous : respectivement 86 687 € et 69 834 €.

Cliquer pour voir ma 2035

Parmi les dépenses, il y en a de deux sortes : les frais de personnel (secrétariat, auxiliaire médical, entretien) et les frais des outils de travail (fixes et consommables). Tout le reste n’est que frais d’assurance (urssaf, caisse de retraite, complémentaire et autres assurances de la vie) que l’on retrouve aussi dans les prélèvements salariaux. 

Le bénéfice de 69834 € signifie que je gagne en moyenne 5800 € par mois environ pour 60 h par semaine. C’est un salaire très confortable.


Pourquoi alors ce travail n’intéresse-t-il personne ? 

  • Probablement parce que, rapporté à 35 heures, soit 42% de mon temps de travail en moins, ce revenu ne serait plus que de 3400 €, ce qui est a priori toujours confortable. Seulement voilà, un médecin de sécu ou un médecin praticien hospitalier de mon âge touche un salaire d’au moins 5000 € pour 35 à 40 heures ! Il se peut donc que le désintérêt vienne d’une concurrence déloyale des services dit publics envers les services dit privés du secteur libéral. Il se peut d’ailleurs que la problématique soit la même pour d’autres professions de soins (infirmier-e-s, kinésithérapeutes, etc).
  • Probablement aussi parce que mon revenu est directement lié au nombre d’actes que je fais (4584 par an sur le tableau) contrairement au salaire du médecin hospitalier qui conserve le même revenu, qu’il soigne 10, 20 ou 30 personnes. Si le nombre de gens que je soigne devait diminuer en proportion de mon temps de travail, je ne devrais faire que 2650 actes par an au rythme de 35 heures par semaine, ce qui apporterait un confort de travail évident. Hélas, dans le contexte actuel de non renouvellement des médecins de terrain, ce salariat risquerait au contraire de précipiter le médecin de terrain dans l’obligation de pratiquer autant d’actes qu’avant en moins de temps, et donc de désintéresser les quelques rares motivés à travailler sur le terrain.

Que ressort-il finalement de cette rencontre et de cette ébauche de projet ?

A mon avis, une double prise de conscience : 

  • celle que notre système de soins de terrain a atteint des limites indépassables pour fonctionner correctement : ces limites sont le nombre de soignants, le manque de temps, le nombre d’actes et le nombre de malades, l’inéquité des revenu et l’inéquité de travail fourni, etc
  • celle qu’une réflexion collective est en capacité d’inventer autre chose pour pérenniser et renouveler la couverture sanitaire d’un territoire : élargir cette réflexion à plus de soignants et plus d’usagers de soins a d’ailleurs faire l’objet d’un atelier débat au cours de l’assemblée générale du Pôle Santé des Bastides du 11 juin dernier ( cf son ordre du jour).

Part.2 – Assemblée générale 2022 :  l’atelier débat

à suivre….



Thierry GOURGUES, le 25 décembre 2022